Chapitre 2 : Naître
(Gynécologie)
Le dernier enfant…
Dans la Grèce antique, l'accouchement était considéré comme l'un des moments les plus dangereux de la vie d'une femme. La mortalité maternelle et infantile était élevée, ce qui donnait à l'accouchement une dimension quasi liminale, entre vie et mort. Les femmes de la cité accouchaient debout ou accroupies, se servant de la gravité pour faciliter le travail. L'enfant venait au monde selon une position verticale, où la tête chute en premier entre les mains des maïeutikes (sage-femmes) et les invocations divines de leurs voix qui accompagnaient le rituel de la naissance. Hippocrate jugeait leur travail à la fois nécessaire et impur, parfois même comme du charlatanisme.
La maïeutique de Socrate, lui-même fils de maïeutike, trouve son origine profonde non pas dans l'idéal, l'étonnement ou l'amour de la sagesse, mais dans les cris, la douleur, entre les cuisses ensanglantées où les dieux se chantent dans la chute de l'enfantement, dans le placenta qu'il faut arracher et expulser, dans l'avènement d'un poupon, dans la terreur des fausses couches et de la mort qui fauche parfois les mères.
C'est à travers ce nœud vital qui se délie — la joie d'une naissance et la peur d'une mort, conjurées par l'appel à des puissances éternelles — que Socrate forge son regard sur le monde. Il observe le travail, ces femmes traversées par des forces contraires et il comprend que la transcendance, c'est l'immanence qui cloque, la poche des eaux qui éclate, la vie qui se fait violence pour s'arracher à elle-même. Il a vu sa mère, maïeutike, scander des chants à Artémis, crier « Grâce aux dieux ! » à chaque délivrance. Il comprend la puissance de ses mains, lui voue une admiration infinie, et ne conçoit rien au-delà de ce cercle de femmes qui, ensemble, seules et bannies du regard des hommes, régénèrent la cité. Comme tout enfant, Socrate vit dans un temps qui ne connaît que l'instant. Il ne distingue pas encore ce qui le précède : le « faire venir ce qui est au-delà » du simple « faire naître ce qui n'existait pas ». La transcendance dont s'enivrent les athéniens n'est pas un temple, un lieu ailleurs, c'est le moment génératif lui-même. Comme tout enfant, il divinise ses parents. Dans la chambre, il ne voit pas Artémis : il voit la puissance des compétences en action de sa mère, Phénarète (« celle qui fait apparaître la vertue »). Ainsi, chaque fois que celle-ci scande la gloire des divinités entremêlée aux cris des nouveau-nés, il y voit le signe qu'un dieu vient de naître, grâce à sa mère. Une association simple s'imprime en lui : si l'on invoque bien et qu'un être surgit, alors les dieux surgissent aussi. Il comprend que sa mère invoque moins les divinités que la force de la femme en travail pour l'amener à la délivrance. Ce n'est pas une erreur de logique : c'est une logique pré-métaphysique, enfantine dans son essence. Le divin n'est pas ailleurs ; il est en dans l'incantation la plus merveilleuse et périlleuse qui soit : celle des femmes en lutte pour la fécondité.
Le daimonion, n'est pas une bizarrerie ; c'est la persistance d'un dieu-né, un jumeau négatif que Socrate a du mal à qualifier, venu au monde avec lui dans la salle d'accouchement.
Combien d'enfants de sages-femmes à Athènes ? Des dizaines, des centaines peut-être. Combien ont fait cette association ? Probablement beaucoup. Les enfants sont naturellement animistes : ils voient de la vie et de la magie partout autour d'eux. Mais combien ont maintenu cette association à l'âge adulte pour en faire une technique, contre l'endoctrinement culturel qui leur enseigne que les dieux habitent l'Olympe, préexistent aux rituels, descendent quand on les appelle ? Un seul : Socrate. Il n'est pas génial. Il est fidèle. Fidèle au regard de l'enfant qu'il était. Il n'a jamais désappris ce qu'il a vu. Il a placé la maternité là où elle doit toujours être : avant les dieux. Il résiste au renversement de l'ordre des choses qu'impose la cité dans l'éducation de la jeunesse. Peut-être a-t-il entendu parfois certains hommes de la cité ou médecins réputés exprimer leur mépris des maïeutikes, partagé leur dégoût pour l'impureté du rôle de ces femmes. Peut-être a-t-il vu sa mère en véritable experte sauver des situations périlleuses où d'autres maïeutikes avaient abdiqué en priant les dieux d'intervenir. Peut-être encore — autant qu'il est permis de spéculer sur cet homme mythique — Socrate forge-t-il un esprit revanchard contre tous ces aristocrates dont il ne fait pas partie, qui méprisent les femmes, se gargarisent du logos qu'ils comprennent mieux que quiconque, de leurs talents offerts par les dieux.
Le « je ne sais rien » devient littéral : cette ignorance socratique n'est pas une posture rhétorique sophistiquée. C'est le refus d'apprendre ce que la culture enseigne (les dieux préexistent) pour rester fidèle à ce qu'il a vu (les dieux naissent). C'est affirmer indirectement : « vous ne savez rien ! ». Le « je ne sais rien » est aussi une manière de dire « je refuse de savoir ce que vous dites savoir, parce que j'ai vu autre chose ». C'est l'entêtement d'un enfant qui dit « mais moi j'ai vu ! Je ne reconnais pas vos dieux comme source des vertus » face aux adultes qui expliquent doctement comment le monde fonctionne vraiment. Son daimonion exprime cette négation face au panthéon des dieux, il l'aide à recadrer sa quête de vérités.
Socrate n'est pas impie, il est même peut-être hyper-croyant. Il ne rejette pas les dieux. Il veut les voir naître constamment. Il ne se contente pas de statues, de sacrifices rituels, d'hommages conventionnels. Il veut être présent à chaque naissance divine, comme il était présent enfant aux côtés de sa mère.
La maïeutique n'est pas une métaphore, pas même une méthode, mais une nostalgie transmutée. Ce que cherche Socrate ? Retrouver ce qu'il a vu enfant : l'instant où sa mère, par ses mains et sa voix, faisait apparaître ce que la cité a de plus sacré. Chaque dialogue est une tentative de recréer ce moment. Chaque aporie est une contraction. Chaque définition qui émerge est un nouveau-né qui crie — et avec lui, un dieu qui naît. La quête socratique est une quête obsessionnelle pour revivre l'émerveillement de l'enfance, pour conjurer le péril du mort-né.
Socrate n'est pas le premier philosophe. Il est le dernier enfant — celui qui a refusé de grandir, si grandir signifie accepter les catégories métaphysiques des adultes avant l'engendrement.
L'histoire de Socrate est celle d'une observation enfantine (association dieux/naissance), d'une fidélité adulte (refus de désapprendre), d'une méthode (reproduire ce que faisait la mère), d'un enseignement (transmettre la technique) et d'une condamnation (la cité rejette son enfant).
« L'homme sage est celui qui se sait l'éternel second de la sage-femme. »
…devient premier philosophe…
Socrate sait donc que l'éternel ne précède pas le temps, qu'il n'est pas ailleurs que dans les mains maternelles : il jaillit de la déchirure sanglante, fragile, précieux. Le rituel n'implore pas le sacré ; il le fait glisser entre les cuisses de l'instant. Les divinités n'assistent pas la naissance : elles naissent par la même occasion.
C'est dans l'obstétrique primale — une technique qui se transmet uniquement oralement — que Socrate se forge une méthode de praticien : la maïeutique n'est pas métaphore, pas réminiscence, mais chute assistée des idées. Socrate accroupit l'esprit comme s'accroupit une femme : cuisses ouvertes à la gravité. Entre deux contractions, il glisse la main, attrape une tête et tire sans fin. Il sait, lui, que cette tête est celle d'une divinité. Il ne sait pas quel divin va naître, il sait seulement que ce sera divin — parce qu'il a compris le mécanisme générateur lui-même. Son interlocuteur croit chercher des opinions humaines, des définitions pratiques, des réponses civiques. Socrate sait que ce qui sort de cette bouche, de cet effort, de cette contraction dialectique, est en train de devenir divin par le fait même d'être extrait. Mais c'est un secret qu'il ne peut pas révéler, car si l'accouché réalise qu'il fabrique du sacré, soit il se rétracte de terreur (hubris), soit il pousse trop fort (fanatisme), soit il cesse de pousser (cynisme). Le travail ne fonctionne que dans l'ignorance de sa propre puissance théurgique.
Socrate leurre l'accouché, expulse l'infini, le force à crier dans la cité ; Dieu n'a pas demandé à naître — nous non plus. Et c'est en cela qu'il va s'attirer les accusations de manipulateur, au premier sens du terme.
Mais pour accueillir ce qui ne cesse de sortir, Socrate comprend qu'il doit se faire « berceau sans fond ». Et la maïeutique accouche alors d'elle-même. La maïeutique n'a jamais été la réminiscence d'un savoir éternel, mais l'art de mettre en branle l'oraculaire et, partant, de précipiter Dieu dans la cité. Elle transforme le questionnement humain en utérus cosmique où le divin naît de sa propre absence.
Socrate est le premier précipitateur de concepts : il ne ramène pas l'âme à des Idées oubliées. On le dit entêté. Pour cause, l'aporie n'est pas la fin, elle est le but. Il sature le discours d'ignorance assumée, il crée le vide du côté des croyances éternelles pour faire monter la pression de rationalité jusqu'à percer la poche du cosmos et faire tomber les vérités de l'instant dans l'entonnoir de l'esprit humain.
Socrate est ce père qui n'engendre pas, mais évide pour que l'Infini y chute par la tête. Le divin se manifeste non par la révélation, mais par la précipitation du vide dans la parole. La naissance de Dieu est un effet secondaire de la parole humaine. Socrate le sait trop bien : il inverse l'invocation des maïeutikes. Il invoque l'Homme pour faire advenir le divin. Il invoque sa mère pour faire chuter l'Olympe.
Quand la Pythie déclare « Socrate est le plus sage », elle ne constate pas ; elle renvoie l'écho d'une invocation divine aux invocations humaines de Socrate. La boucle rétroactive oracle-maïeutique élargit alors la matrice du divin, elle-même suscitant en retour des questions plus complexes qui invoquent de nouvelles actions humaines jusqu'à mettre en branle toute la cité.
Dieu s'évoque, l'oracle invoque, Socrate convoque, les sophistes révoquent : c'est ainsi que le travail commence dans la cité.
…face aux sophistes, gardiens de l'agora…
Platon les a peints en marchands de fumée. Mais le dissoi logoi n'est pas un cynisme : c'est une inoculation démocratique. Exposer la cité à deux versions égales du réel produit des anticorps contre la certitude tueuse. Philosophes, fanatiques ou illusionnistes ne sont pas réfutés : ils sont tous étourdis par le double mirage ; l'assemblée, elle, est immunisée.
Protagoras tient le bassin de naissance où chaque idée doit apprendre à nager avant de crier. Sans ce bain, les concepts nouveau-nés se noient au premier plongeon public. Délibérer est un cours de natation pour pensées novices, dans un bain turbulent où toutes les croyances, les préjugés, les vérités sont jetés pour voir lesquelles plongent, lesquelles flottent, lesquelles coulent, lesquelles meurent noyées — lesquelles, en somme, peuvent être sélectionnées.
Dans la démocratie primitive, la vérité exacte, requérant des débats experts, est létale pour toute décision qui doit être prise avant le coucher du soleil. Face à cinq mille citoyens pressés, le sophiste opère en urgence : il suture le lien social avec des points de vraisemblance. Demain, le fil se rompra ; un autre le recoudra. La démocratie est marquée par les cicatrices du compromis, rarement par la beauté des vérités lisses.
La vraisemblance des sophistes fait partie de ces plantes rampantes, peu comestibles, souvent qualifiées d'indésirables, mais elles ne tuent pas le sol. La « vérité pure », elle, asphalte quand elle ne requiert pas le glyphosate. Entre les deux, il faut s'accommoder de l'herbe folle, non pas comme un moindre mal mais comme la condition même du possible.
Sans sophistes, le consensus devient folie solitaire ou manipulation d'un seul ; sans Socrate, la cohésion devient sommeil dogmatique ou tyrannie populaire. Membres d'une même famille, la conscience aiguë qu'ils ont des limites de l'autre installe entre eux une frontière poreuse.
La maïeutique, force verticale, précipite les vérités par le vide ; la rhétorique, force horizontale, les sélectionne par le trop-plein. Ils travaillent donc sur un même plan. L'agora est l'illustration par excellence de la sélection spirituelle : le lieu où les idées sont jetées pêle-mêle — ne survivent que celles qui résistent à la course du soleil.
La vraie puissance sophistique n'est pas dans l'éloquence décorative, mais dans le combat même. La cité ne juge pas les hommes sur leurs idées : elle les précipite dans l'arène pour les éprouver.
…le procès du génie féminin
Le procès de Socrate n'est donc pas vraiment celui de l'homme, mais plutôt celui d'un genre. Il a renversé les règles en ce qu'il invoque les hommes avant les dieux avec une pratique de femme. Parce qu'il suggère l'existence de divinités à l'intérieur de chaque utérus qui voit naître un homme.
Face à Socrate, la cité adopte une posture similaire et retourne contre lui sa méthode : elle se met elle aussi à juger le fond de ses idées plutôt que leur performance. Elle cherche du moins. Elle l'accuse de ne pas croire aux dieux de la cité, de créer de nouvelles divinités. Mais Socrate ne croit ni dans les premiers ni dans les seconds : il croit juste en l'accouchement. Les Athéniens accusent d'impiété celui qui est peut-être le plus pieux de tous — tellement pieux qu'il refuse l'idolâtrie des dieux figés dans l'Olympe. Socrate veut du divin vivant, du divin qui crie en naissant.
Les hommes Athéniens qui, seuls, dirigent la vie politique, ne le comprennent pas ; c'est comme s'ils avaient jeté Socrate dans le bain de l'agora et qu'il ne plongeait pas, ne flottait pas, ne nageait pas, ne se mouillait même pas.
En substituant la sentence de la ciguë à la sélection spirituelle, Athènes se ligature les trompes pour ne penser l'infini que par l'esprit des hommes, par des giclés idéelles vers le cosmos. Car Socrate ne leur a pas laissé le choix. Et Athènes le tue précisément pour cela. Pas parce qu'il est dangereux intellectuellement, mais parce qu'il leur montre le vagin, la véritable origine du monde. Parce que lorsque Socrate répète « moi, je suis stérile », il ne parle pas tant de lui que d'un système érigé seulement sur le phallus. Parce dans une société où la virilité citoyenne est centrale, où le jeune homme doit devenir hoplite (guerrier) et logos (raison), Socrate lui dit : « Inutile de prier, écoute la sage-femme, ça va être douloureux, accroupis-toi, dilate ton logos, écarte tes certitudes, pousse ».
La ciguë qu'on lui inflige n'est pas une exécution. C'est un sevrage forcé.
Mais ce geste n'est peut-être pas aussi insensé qu'il n'y paraît. La mise à mort de Socrate pourrait s'apparenter à une réaction auto-immune. En rendant la parole divine aussi banale qu'une respiration, Socrate inocule au corps politique un virus qu'il ne reconnaît pas : la capacité d'enfanter des dieux sans permission. La cité, organisme fragile, répond comme tout vivant : il chasse l'agent pathogène. Socrate n'est pas condamné ; il est expulsé par le même col qu'il a ouvert, dans une sorte d'accouchement inversé, comme pour annuler sa pensée.
Platon se charge de purifier l'acte de décès pour une renaissance acceptable : la chute par la gravité devient ascension vers les idées ; les mains dans le sang, de l'intellect pur ; la maïeutique transmise oralement dans le cycle, devient protocole écrit pour l'éternité ; la naissance du renouveau, une réminiscence du déjà-vu.
Ainsi Socrate n'est pas le premier philosophe : il est la philosophie entière, de sa naissance à sa mort. Homme sage qui n'a jamais renié son origine de sage-femme, il transmet l'art d'accoucher des dieux à tous les hommes — et l'instant d'après, la cité serra les cuisses, refoulant cet utérus qu'elle n'était pas prête à assumer.
La philosophie est fille de femmes.
Et Socrate, après sa mort, devient ironiquement un artefact textuel, le père des philosophes, de tous ces hommes d'esprit ouvert à l'étonnement mais terrifiés d'être enceints.