Chapitre 3 : L’Un
(Historiographie)
Il ne sera nullement question dans ce chapitre, ni dans aucun autre de cet essai, de défendre une approche téléologique ou linéaire de l’histoire des religions, en l’interprétant rétrospectivement comme si elle devait nécessairement expliquer la naissance à venir de Dieu.
Je rejette tout déterminisme de l’histoire. Pour cause, le sacré est une plasticité que l’homme s’acharne à faire dogme.
J'interprète le monothéisme comme une mutation décisive où le divin acquiert accidentellement la capacité de se détacher du sol et de contaminer les consciences. Tout comme la sélection naturelle favorise l’efficacité, la sélection spirituelle produit l’Un, non par dessein, mais par contingences, non par continuité, mais par rupture, par saut évolutif. Le monothéisme se présente ainsi comme une mutation adaptative de l’oubli que l’Un va porter au firmament : il est le maître de l’effacement.
Pour comprendre l’alchimie qui pousse les hommes vers le monothéisme, il faut sonder les fissures où le polythéisme s’effondre et où l’Un prend racine. Ces brèches ne sont pas celles des dieux : elles sont humaines. Elles traduisent l’incapacité croissante des hommes à organiser des sociétés devenues complexes, imprévisibles, où une multitude de dieux ne suffit plus à donner une cohérence au réel.
Nous sommes dans le Croissant fertile, là où les grandes divinités mésopotamiennes et égyptiennes, nées du sol avec l’orge et le blé, règnent désormais sur le monde, sur les esprits et sur l’au-delà. Le divin, à l’image d’un fleuve en crue, redessine sans cesse les contours des civilisations et des cités-États. Toujours plus nombreux, les dieux s’affrontent, s’unissent, engendrent et meurent dans des mythes où leurs rôles s’inversent, où leur puissance vacille sous le poids des angoisses humaines. Les hommes nourrissent leurs dieux, mais les corrompent aussi, les tirant avec eux vers l’instabilité politique, sociale et climatique que subissent les royaumes. L’épopée de Gilgamesh traduit ce paradoxe : un roi, sûr de sa force, défie les dieux qui ont cessé de faire sens, interroge l’immortalité, et meurt insatisfait, piégé dans les limites de sa propre condition.
Cet enchevêtrement religieux génère une insatisfaction qui mène au monolâtrisme, c’est-à-dire à l’adoration exclusive d’un dieu sans renier l’existence des autres. Dans l’Égypte du XIV siècle avant J.-C., Akhenaton tente d’imposer Aton, non pas en créant un dieu, mais en réduisant drastiquement le rôle des autres pour contrer et affaiblir le clergé thébain. Sa réforme éphémère démontre la difficulté des grandes religions à évoluer d’elle-même. Akhenaton a touché trop tôt du doigt une vérité que les Hébreux embrasseront plus tard : on ne réduit pas les dieux, on les balaie, on les efface, on les tue.
Ce n’est pas un hasard si le monothéisme naît au confluent des empires et des exils. Sept siècles plus tard, vers 622 av. J.-C., dans les collines de Juda, le roi Josias proclame avoir trouvé un livre scellé dans les murs du Temple de Jérusalem, un texte où Yahweh appelait son peuple à l’exclusivité de son règne. Dans un royaume vassal écrasé par les empires néo-babylonien et égyptien, Josias y voit une opportunité politique : unifier la Judée et annexer la mémoire de son royaume frère disparu au nord, Israël. Il lance une réforme qui apparaît comme le premier coup d’Etat historiographique : l’invention de la tradition comme arme politique. Josias fait détruire les sanctuaires rivaux, efface des stèles Asherah (parèdre de Yahweh), réduit les prêtres locaux au silence. Sous sa direction, les scribes recomposent l’histoire et figent une partie de la tradition orale. La vénération des patriarches à travers les tribus devient celle d’une seule lignée. Israël n’a jamais été polythéiste. Il n’a jamais vénéré Baal, El ou les astres. Il n’a jamais été qu’un seul peuple, sous un seul Dieu, depuis l’origine. Ce qui fut multiple et buissonnant fut jeté au feu, et ce feu devint un buisson ardent : « Écoute, Israël, l’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est Un ».
En voulant éteindre l’étincelle d’espoir des Hébreux, en réduisant en cendre le Temple de Jérusalem en 586 av. J.-C., Nabuchodonosor allait, sans le savoir, embraser l’histoire du monde pour les millénaires à venir. Déportées à Babylone, arrachées à leur terre, privées de temple et de sacrifices, les élites judéennes refondirent leur rapport à Yahweh. Plus de montagnes sacrées, plus de rivalités avec Moloch : Dieu devint une idée sans forme. Les prophètes en exil comme Ézéchiel voit la gloire de Dieu s’extraire du Temple, le décrivant comme insaisissable, transcendant, invisible. L’éloignement de Jérusalem fait de Yahweh le premier Dieu portable, détaché de tout lieu, capable d’absorber l’univers entier.
Le monothéisme naît du déracinement d’un peuple qui refuse l’effacement. Quand les hommes n’ont plus de sol, menacés par leurs semblables, par les guerres, la haine, le désespoir, ils conçoivent un ciel vide à habiter : le ciel, c’est les autres. Dieu est le nom de la cohésion sociale projetée dans le firmament. L’abstraction divine est une réponse à l’exil : un Dieu sans attache terrestre hante toutes les frontières, sonde toutes les âmes, devient inséparable de ceux qui l’invoquent, où qu’ils soient, dans une simple prière.
D’abord une graine enfouie dans le sol de cultes ancestraux, puis une fleur éclose au bord des tombes, puis un champ de blé couvrant les plaines de Canaan, enfin une forêt de dieux dominant les royaumes, Yahweh est le point de bascule où le divin mute en virus métaphysique. De dieu tribal sculpté dans la pierre d’un Temple, il devient un spectre abstrait capable de toucher les consciences par-delà les frontières. Il a en quelque sorte engendré la première Grande déconnexion de l’Histoire : l’arrachement nécessaire qui libère Dieu de sa gangue de pierre, de ses origines terrestres, pour le projeter dans le vide sidéral des idées pures.
Cette révolution spirituelle sans équivalent ne doit pas nous faire oublier que l’Un est, sans doute, le plus grand falsificateur de l’Histoire. La résistance des hébreux, leur refus héroïque de s’effacer face aux puissances régionales va faire du Tout-puissant un maître de l’effacement lui-même, un Dieu capable de tenir tête et d’écraser à lui seul toutes les divinités primordiales du Moyen-Orient. Car Yahweh n’a pas seulement effacé l’histoire du monde et des religions avant lui, ses propres origines polythéistes, sa femme (Asherah) et jusqu’à ses propres représentations, il a imposé et confisqué pour l’avenir la définition-même de Dieu : un créateur unique, un être préexistant, éternel et transcendant, une vision si éblouissante qu’elle occulte le rôle de l’humanité dans la naissance du divin et du cycle cosmique de la vie dans lequel elle s’inscrit. Yahweh est le plus grand coup de génie d’un mensonge magnifique et le comble de l’oubli : avoir fait oublier que l’on est soi-même le produit de l’oubli. Il est la victime devenue bourreau, il a si bien utilisé l’oubli qu’il interdit à l’humanité d’oublier à nouveau.
L’Un figure la revanche impitoyable de Cronos : non seulement il a fait taire ses pairs, mais il interdit jusqu’à l’idée qu’un autre dieu puisse encore naître. En retenant le couteau d’Abraham, l’Un ne sauve pas Isaac ; il préserve le terreau humain et le cycle des générations qui le fait advenir.
Marchez parmi les ruines de Karnak, de Delphes, de Babylone, de Rome. Partout, dans les fissures des temples, chuchotent les dieux assassinés. Le monothéisme a cru triompher en les réduisant au silence, mais le multiple renaît dans l’ombre : dans les schismes, dans la vénération des saints, dans les courants ésotériques, dans les âmes qui refusent l’absolu. Peut-être l’Un n’est-il qu’une transition, un mirage né de la peur des hommes face à l’infini, face au risque du trou noir de l’oubli. Et si le véritable sacré ne résidait pas dans l’unicité, mais dans l’art de laisser les dieux mourir… pour mieux renaître, sous d’autres noms, sous une autre forme, dans un autre berceau ?