Dieu est une fleur née sur une tombe

Dieu est une fleur
née sur une tombe

En mémoire de l'Anthropocène

Chapitre 1 : Germination

(Biologie)

Il nous faut renverser d’emblée la conception traditionnelle du sacré si l’on veut la comprendre. Dieu n’est pas une présence, mais une promesse. Dieu n’est pas une entité préexistante, mais une potentialité de la vie. Inséparable de l’humanité, il est, comme elle, en perpétuel devenir, à la fois œuvre et artisan de notre aventure collective.

Le divin est un produit organique issu de la relation entre l’homme et le vivant, entre la connaissance et l’oubli. Les études sur les premiers foyers agricoles offrent une illustration intéressante : d’une simple graine perçue comme sacrée finit par jaillir un panthéon de divinités.

Nous sommes dans le Moyen-Orient du néolithique, chez les Natoufiens (soit douze mille ans avant la naissance du Christ), où l’on situe traditionnellement le plus ancien foyer de l’agriculture ayant donné naissance aux premières grandes civilisations et aux divinités primordiales. Mais comment est née cette agriculture ?

Le principal obstacle auquel se sont longtemps heurtés les historiens et les scientifiques modernes n’est pas seulement l’absence de traces, mais un paradoxe plus profond : leur mission consiste à rétablir la mémoire de l’humanité, à retrouver ce qui fut perdu pour l’expliquer, et pourtant, l’oubli n’est pas un simple vide à combler : il est lui-même une force motrice de l’histoire. En cherchant à reconstruire les chaînes de causalité, les historiens ont parfois négligé le fait que certaines transformations décisives, comme la domestication des plantes, n’ont pas été conduites par un projet conscient, mais par la répétition inconsciente de gestes hérités, maintenus précisément parce qu’on en avait oublié l’origine autant que la finalité. L’oubli n’est pas l’ennemi de la mémoire ; il en est un ferment. Reconstituer l’histoire ne consiste donc pas à combler l’oubli, mais à lui faire place, à reconnaître dans ses silences une dynamique propre à l’évolution humaine.

Pour en revenir à la sélection des plantes, ce qui peut aujourd’hui paraître évident est en réalité un processus complexe : la domestication des céréales a nécessité un entretien ininterrompu sur des millénaires avant d’aboutir à une graine fertile incapable de survivre sans l’intervention humaine. L’homme Natoufien du néolithique n’a pas initié un tel processus sans l’interrompre en anticipant son aboutissement deux mille ans plus tard. Il n’a pas façonné la domestication en vue d’un résultat, il a répété un geste chargé de sens sans en saisir la portée. Pourquoi ?

On a longtemps pensé que la domestication des plantes découlait d’une volonté d’honorer de nouvelles divinités qui auraient influencé un comportement de sélection des plantes. Mais l’archéologie pointe l’anachronisme de cette théorie : les premières traces de domestication précèdent de plusieurs millénaires l’apparition de ces dieux.

Il faudra attendre l’archéologie du début du XXI siècle pour que le mystère soit renversé : Dieu n’est pas la source de la domestication des plantes, il en est le fruit.

Les premiers humains sédentarisés du Natoufien au Levant avaient pour tradition d’enterrer leurs morts à proximité des habitations. Ils ont ainsi été les témoins au quotidien d’un phénomène étrange : certaines plantes poussaient mieux lorsqu’elles étaient proches des sépultures. Elles tardaient à vieillir, se développaient avec une vigueur plus grande que celles des champs. L’explication, qui leur était inconnue, est que la décomposition des corps libère des polyamines, des molécules favorisant cette croissance, mais jouant également un rôle important dans l’expression des gènes. De leur point de vue, ce phénomène avait sûrement une signification vitale et cosmique, suivant laquelle l’énergie des ancêtres s’infiltre dans les plantes et leur donne cette force apparente. Ces gerbes revêtirent donc un caractère sacré. La consommation rituelle des graines comme don des anciens et le réensemencement sur de nouvelles sépultures allaient pérenniser la pratique dans le temps, à travers un culte cyclique qui lie la mort à la vie, et la vie à la mort. Cette répétition entraîna une transformation génétique progressive des plantes elles-mêmes. Les Natoufiens venaient d’enclencher un processus irréversible. Siècles après millénaires, le rituel transforme accidentellement le blé sauvage en céréale domestiquée, lequel se répand largement en dehors des sépultures grâce à l’entretien de l’homme devenu entre-temps, sans le savoir, agriculteur.

Les premiers hommes qui ont instauré ce rituel ignoraient qu’ils enracinaient un monde où, deux mille ans plus tard, leurs descendants moissonneraient des champs fertiles à perte de vue. En perdant l’origine du geste sacré, ils virent dans leur moisson un don venu d’un lieu invisible, situé quelque part au-delà de la mort et de la mémoire. Cet « au-delà » devint une matrice obscure où l’imaginaire allait composter la semence des mythes et des civilisations. Gaïa, Osiris, Tammuz, tous ces dieux du sol fertile, primordiaux dans leurs panthéons respectifs, éclosent a posteriori pour expliquer et ritualiser la magie de la semence et des récoltes. Ces divinités ont donc jailli d’un geste répété honorant les morts. Un geste oublié. Un geste né d’un instant de stupeur, face au chagrin d’une tombe où, au lieu du néant, la vie renaissait avec une vigueur insoupçonnée.

Le schéma du sacré traduit une spirale : d’abord, l’homme modifie son environnement par un acte répété chargé de sens, puis, le temps révèle l’utilité de cet acte en même temps qu’il en efface l’origine par l’oubli, enfin, le résultat, miraculeux, exige une explication divine.

Le sacré ne jaillit pas d’une présence (divine), mais d’une absence (les morts). Les premiers dieux sont des explications tardives d’un phénomène biologique qui les précède. La spiritualité pourrait être vue comme un effet secondaire de la décomposition.

Dieu est une réponse biologique érigée en révélation.

Mais avant d’être le fruit de la révélation, Dieu est une semence oubliée. Son paradoxe s’enracine dans l’amnésie : Dieu croît dans l’ignorance et l’effacement, à l’ombre d’un homme qui ne se souvient pas. Les religions l’ont emprisonné dans le dogme, fossilisant le sacré et effaçant la main humaine derrière le miracle. De cette absence jaillit une envie : Dieu devient le fruit que l’humanité cultive éternellement, nourrissant par lui sa quête infinie de sens à travers la spiritualité, la philosophie, la musique, les arts. Toujours savouré, toujours désiré, ce fruit à jamais perdu sans cesse retrouvé est à la fois notre faim et notre pain.

L'oubli est donc créateur de transcendance. Il fait passer le biologique au mythique. Il transforme une causalité en donation.

Le geste originel persiste dans certaines traditions, mais son cycle est brisé : les morts ne donnent plus de gerbes fertiles aux vivants ; les vivants posent un bouquet éphémère sur les sépultures.

Si l’oubli se dévoile à nous comme source de création, il ne doit jamais être total ni glorifié. Son pouvoir destructeur est tout aussi indéniable. C’est une arme que l’on porte sans étui. Ce que l’humanité oublie entièrement, elle ne peut plus le comprendre et ce qu’elle ne peut plus comprendre, elle ne peut plus le transformer.

Apprendre, disait Platon, ce n’est pas acquérir quelque chose de nouveau, mais se ressouvenir de ce que l’âme connaissait déjà avant sa naissance. Le « connais-toi toi-même » socratique est une archéologie du moi : creuser en soi pour retrouver l'universel. L'« oublie-toi toi-même » est une archéologie du divin : enfouir le moi pour laisser pousser l’autre-que-soi. Oublier pour se souvenir autrement : telle est la révélation, non pas la découverte de Dieu, mais l'expérience de devenir le lieu où Dieu cherche à naître — cette sensation troublante que quelque chose d'ancien s'actualise à travers notre existence.

Je n’écris pas pour que l’on se souvienne, mais pour que l’oubli soit suffisamment fertile. Et s’il fallait que cet essai soit oublié à son tour, de la même manière que nous avons oublié et enterré les religions primordiales du Moyen-Orient, de la même manière que nous enterrerons un jour les religions d’aujourd'hui, s’il devait n’en subsister qu’une seule phrase, un murmure ancien aux oreilles des générations futures, j’aimerais qu’elles entendent ceci : Dieu est une fleur née sur une tombe.