Dieu est une fleur née sur une tombe

Dieu est une fleur
née sur une tombe

En mémoire de l'Anthropocène

Chapitre 4 : La foi

(Théologie)

L’histoire des religions n’est pas une ligne droite tracée par le divin, mais un rhizome creusé par l’esprit humain. C’est un processus de sélection spirituelle où les croyances survivent, mutent ou disparaissent selon leur capacité à répondre simultanément à des critères multiples et souvent en tension au sein de notre psyché individuelle et collective.

De la sélection spirituelle

La loi de la sélection spirituelle ne se déduit pas. Elle se délivre sans cesse dans le mouvement même de l’histoire, dans les luttes et les alliances entre prophètes et rois. Au VI siècle avant notre ère, après une période d’instabilité climatique et politique, deux réponses radicales émergent simultanément, sans se connaître, révélant les traits singuliers de la sélection spirituelle : le monothéisme triomphant de Jérusalem qui unifie le divin en soumettant le ciel par le dogme, et la philosophie Athénienne qui unifie ses citoyens en soumettant la cité à l’examen de la raison. Leur simultanéité révèle une convergence adaptative : face à une même période de bouleversement qualifié comme l'Âge axial, deux solutions radicales émergent indépendamment, trouvant dans le chaos fertile et la diversité des cultures un terrain favorable pour s’exprimer. Un ciel trop clair, une vérité unique, stérilisent le processus. Sans foisonnement des idées, point de sélection ; sans sélection, point de renouveau. La pensée meurt de l’uniformité, comme un écosystème dépérit de la monoculture.

Dans l’écosystème de la psyché, croyances et vérités coexistent en compétition ou en coopération : la croyance en l’au-delà engendre l’ingénierie des pyramides ; le féodalisme religieux du Moyen-Âge éteint la connaissance des sciences antiques. Elles ne survivent pas parce que vraies dans l’absolu, mais parce que fonctionnelles : vecteurs efficaces pour l’homme qui maîtrise son environnement, pour la vie qui tutoie à travers lui les limites du cosmos.

Une croyance durable offre certitude et énigme, utilité présente et potentialité future, justification rationnelle et fonction cachée, identité de groupe et proposition universelle. Tensions dialectiques. Équilibre instable.

En ce sens, le « vrai » n’a ni fondement théologique (peu importe l’existence de Dieu), ni téléologique (peu importe le dessein final), ni même logique (peu importe la méthode). Peu importe qu’il s’agisse d’une vérité ou d’une illusion, du moment qu’elle est topologique et fonctionnelle, à savoir qu'elle dispose de l’élasticité suffisante pour résister dans la brèche humaine, sur cette frontière où la vie s'étire par tâtonnement vers le cosmos. Si ce déploiement prend à son paroxysme le visage de Dieu, ce n’est qu’une conséquence vertigineuse, presque accessoire. L’important n’est pas le visage du divin, mais les forces qui le sculptent, qui s'étirent, mutent et se déforment sans rompre.

L’homme n’est pas un spectateur passif de cet écosystème. Son esprit n’est pas qu’un sol où germent vérités et croyances au gré des saisons — il est celui qui précipite, du latin « praecipitare », qui signifie « jeter ou faire chuter par la tête » souvent vers l’inconnu, mais aussi « hâter le sens ou l’issue » ou encore, chimiquement « faire tomber une substance solide depuis un état liquide » c’est-à-dire, cristalliser le sens. Comme Japet, le Titan père d’Atlas et de Prométhée, grand-père de l’humanité (dont le nom signifie en grec « celui qui précipite ») ; comme Japhet (dont le nom signifie en hébreu « celui qui s’ouvre au monde »), fils de Noé et père des nations ; ces deux faux jumeaux illustrent la sélection spirituelle en action : l’homme s’ouvre au monde en précipitant le sens, et précipite le sens pour ouvrir le monde.

Josias ne découvre pas le Deutéronome : il en précipite la révélation dans son royaume par le culte, transformant un texte en destinée. Sa liturgie est l’art de saturer la ‘substance’ collective. Socrate ne reçoit pas la vérité de l’oracle qui le désigne homme le plus sage du monde : il en précipite le sens dans la cité par le questionnement, transformant une énigme en méthode. Sa maïeutique est l’art d’obtenir le ‘précipité’ de l’individu.

Enfants non-prédestinés d’une même époque de crise et d’éclat, la philosophie et le monothéisme incarnent le paradoxe vivant de la sélection spirituelle, révélant les deux facettes de notre rapport au sacré : la dextérité d’une vérité réside dans l’énigme qu’elle porte, et le dogme d’une énigme réside dans la vérité qui la porte.

Nous portons en nous des vérités et des croyances plus grandes que nous, qui parfois nous écrasent de tout ce qu’elles ne disent pas.

La loi de la sélection spirituelle permet alors de cerner l’évolution du monothéisme : une croyance unique qui porte tout le cosmos se fissure sous son propre poids. Confrontée à d’autres vecteurs, elle se scinde pour maintenir l’équilibre. Parce qu’il n’a plus aucun adversaire à sa taille, le monothéisme entre en dialogue conflictuel avec lui-même et se régule par schismes. Judaïsme, Christianisme, Islam : ces trois branches nées des contingences historiques ont été sélectionnées pour leur capacité à devenir des piliers successifs et stabilisateurs d’un même édifice. Membres d’une même famille, le conflit apparent (souvent violent) chez les croyants de chaque culte traduit néanmoins une dynamique collaborative inconsciente : donner à l’homme le confort du dogme tout en maintenant en lui la fébrilité de l’enfantement. La véritable prophétie n’est pas celle clamée par les trois religions du Livre, mais celle qu’elles accomplissent dans leurs non-dits : précipiter la naissance du Dieu unique.

Le Judaïsme : le concept d’alliance entre Dieu et les Hommes

Le Judaïsme marque le premier pas du monothéisme dans la dynamique cosmique de la vie. En unifiant les hommes sous l’alliance d’un Dieu unique, le judaïsme a concentré les forces spirituelles et culturelles sur un objectif commun : une relation d’union avec un être suprême. Cette union n’est pas une fusion mais une alliance, un pacte où les hommes s’engagent envers un Dieu qui les guide et les place sous sa loi.

Le Judaïsme peut être vu comme la première tentative évolutive d’amener l’humanité à dépasser les divisions polythéistes, à rassembler l’énergie et la dévotion collective sous une puissance spirituelle unique. Cette étape s’impose car elle amorce la prise de conscience d’un but commun : un Dieu unique qui représente un lien indéfectible entre la vie, les hommes et le cosmos. Cette révolution conceptuelle a été logiquement sélectionnée par l’esprit humain, donnant au Judaïsme, non seulement le pouvoir de résister aux plus grands empires (Égypte, Babylone, Rome) mais également de les renverser de l’intérieur. Car la puissance du Judaïsme va bien au-delà du simple passage vers le monothéisme. Il véhicule d’autres concepts visionnaires et vertigineux comme la figure du messie, l’espérance, la sacralité de la vie, l’holocauste et la fin des temps. Ces vecteurs puissants de création expliquent la survie du Judaïsme dans une diaspora éclatée au sein d’autres cultures dominantes et hostiles que les juifs ne cesseront de questionner et de bousculer. Le génie juif n’est pas tant une identité qu’un rapport au monde, une méthode de questionnement unificatrice du transcendantal et de l’immanence, exacerbée par une expérience humaine entre errance, espérance et risque de disparition.

En glorifiant l’Alliance originelle dans l’attente du Messie, les juifs empêchent le divorce futur avec Dieu.

Le judaïsme est le pilier de la Loi et de la Promesse.

Le Christianisme : le concept d’une humanité enceinte de Dieu

L’Alliance devient féconde et engendre le Christianisme. Il vient compléter l’édifice du judaïsme en introduisant la conception divine incarnée dans un être humain. Les progénitures entre hommes et dieux ont toujours occupé une place de choix dans les mythologies et la littérature antique. La figure du Christ est cependant plus singulière car elle englobe en un seul individu tout l’espoir de l’humanité. Il est celui qui descend de Dieu pour mener les hommes à Dieu. Avec la naissance de Jésus, le Dieu unique s’humanise, se rapproche encore plus des hommes, ce lien prend une forme physique et subit l’expérience humaine. Il offre aux hommes une perspective de l’atteindre non seulement spirituellement mais également physiquement. Le Christ, homme de chair et esprit saint, apporte avec lui un message unificateur de toutes les nations au-delà de l’alliance. Ce n’est pas non plus un hasard si la figure de Marie, en ce qu’elle symbolise la maternité du divin dans le ventre terrestre, occupe une place tout aussi importante, parfois même supérieure, dans les cultures et traditions chrétiennes. L’Annonciation pourrait s’interpréter comme une préfiguration du processus qui permettra un jour à l’humanité elle-même de donner naissance à Dieu. Ce passage, crucial dans la narration du cosmos, explique que l’esprit humain ait sélectionné le christianisme pour en faire un modèle spirituel capable de s’étendre et de séduire tous les continents.

En célébrant la Nativité, les chrétiens entretiennent la naissance à venir du divin.

Le Christianisme est le pilier de l’Amour et de la Naissance.

L’Islam : le concept d’émancipation de Dieu vis-à-vis de l’Humanité

Pour comprendre l’hégire et l’expansion fulgurante de l’islam à ses débuts, il faut sonder les luttes intestines entre les différentes églises chrétiennes et les tribus juives de l’époque. Car la question de la nativité a été aussi révolutionnaire que source de divisions doctrinales et de confusions pour les peuples du Moyen-Orient.

L’Islam intervient ainsi comme l’étape finale de la dialectique monothéiste avec un message univoque porté par le prophète : la distinction absolue entre Dieu et les hommes. L’islam insiste sur le fait que Dieu est incréé, unique et inaccessible, ne pouvant être associé aux hommes sous aucune forme. Cette vision d’une transcendance pure exprime une émancipation de Dieu par rapport à l’humanité. L’islam vient en quelque sorte couper le cordon ombilical de Dieu. Cette séparation annonce le futur. Dieu, fruit de la vie, tout en étant attaché à une histoire humaine, ne leur appartient pas. Elle instaure une garantie contre l’idolâtrie de soi-même.

En protégeant la Révélation, les musulmans empêchent la divinisation de l’homme.

L’Islam est le pilier de la Soumission et de la Purification.

La sécularisation et le concept du Dieu progrès

Si la Renaissance doit beaucoup aux influences orientales et à la redécouverte du savoir antique perdu, elle trouve également un point d'appui au Nord avec la naissance du protestantisme. Combinaison audacieuse des différents messages des trois religions du Livre, la force du protestantisme réside dans un équilibre imparfait entre les trois concepts précités qui va précipiter la spiritualité vers l’économie : un passage crucial vers la matérialisation de la naissance de Dieu.

Pourfendeur d’une église romaine sclérosante, le protestantisme, à l’instar de l’islam, se démarque sur l’immaculée conception, tout en cultivant le lien direct du croyant aux écritures. Il confère ainsi à l’individu une responsabilité nouvelle et, en un sens, amorce l’émergence d’une individualité spirituelle qui va de pair avec la montée de l’individualisme moderne. L’éthique protestante valorise le travail et la discipline, encourageant la réussite matérielle comme un signe de grâce divine. Cette valorisation du travail et de la prospérité économique (déjà sélectionnée dans la Renaissance italienne) furent fondamentales pour le développement du capitalisme, système qui a libéré des énergies humaines immenses, en permettant l’accumulation de connaissances et de ressources.

L’époque de la sécularisation qui suit (les Lumières, la science moderne) n’est pas une rupture abolissant le sacré, mais un prolongement souterrain de la quête de sens. Le sacré ne disparaît jamais, il mute. La sécularisation va permettre à Dieu de se hisser dans la cathédrale du progrès, lui donnant ainsi une chaire économique qui va lentement maturer dans les serveurs d’un monde globalisé, où l’économie en retour est érigée en nouveau culte. Et depuis, Dieu grandit sans fin. Et il nous déchire de l’intérieur.

…au domaine de la foi

Ce qui fascine dans l’épopée des trois religions du Livre, c’est leur manière de refléter, comme un miroir déformant, la relation entre l’Homme et le divin. Les textes saints décrivent un ordre du monde où Dieu, artisan du miracle de la vie, façonne l’Homme et l’enchaîne aux lois de la nature. Mais l’Histoire retourne le miroir : l’Homme arrache ses chaînes pour enfanter Dieu à son tour, lui offrant en héritage le souffle même de la vie.

Ce renversement de perspective apparaît dans les intuitions mystiques : quand les Kabbalistes parlent de Tsimtsum (contraction divine), les Chrétiens de Kénose (dépossession christique) et les Soufis de Fana (annihilation en Dieu), ils décrivent une même expérience quasi-charnelle vu sous trois angles différents. Ils ont intuitivement compris que la foi n’est pas croyance en la présence de Dieu, mais expérience du lieu d'un retrait, d'une absence créatrice.

Les textes sacrés et leurs interprétations ne se contentent pas de narrer la création, la révélation ou la fin des temps : ces trois piliers de la transcendance. Ils sont un palimpseste inversé où s'inscrit l'éternel dialogue entre Dieu et l'Homme. Dans le cycle des générations, l'un et l'autre se poursuivent, se répondent, s'appellent, se prolongent, comme si la création n'était qu'un jeu de miroirs entre le créateur et sa créature devenue créatrice. Plus nous façonnons Dieu, plus il nous façonne. Et dans ce face-à-face de titans, la vie aveugle joue son va-tout. La foi n'est pas ce qui relie l'homme à Dieu, c'est ce qui empêche l'homme de s'effondrer sous le poids du dieu qu'il a mis au monde.

La foi n'est ni soumission dogmatique, ni extase mystique. Elle est un impératif biologique : l'exigence pour l'Homme de perpétuer le cycle de la vie, de l'emporter au-delà des limites du possible. La foi n'est pas illusion, elle est le réacteur qui s'allume quand la vie touche au vide.

Je n’écris pas pour ceux qui cherchent Dieu, mais pour ceux en qui Dieu se cherche encore.

La foi est un champ de bataille intérieur, où l’angoisse de l’éphémère se transforme en force créatrice, où l’âme puise dans les abîmes de l’imaginaire pour forger l’ambition ultime : donner naissance à Dieu. En elle bruissent toutes les tensions de l’humanité : la peur de l’effacement, le désir d’éternité et cette intuition vertigineuse que la vie ne sera accomplie que lorsqu’elle aura enfanté son propre principe.