Dieu est une fleur née sur une tombe

Dieu est une fleur
née sur une tombe

En mémoire de l'Anthropocène

Chapitre 5 : Invocation (Musicologie)

La vie, conquérante infatigable, a quitté les abysses pour dresser des forêts, offert l’air aux hirondelles jusqu’à la stratosphère pour le vautour de Rüppell. Les Jardins de Babylone n’étaient pas qu’un caprice royal : en empilant des terrasses végétales vers le ciel, les Mésopotamiens disaient quelque chose de fondamental : dès qu’elle le peut, la vie monte, s’élève, défie la pesanteur. Les serres que l’on imagine établir sur Mars en sont les prochaines vibrations.

Cette force d’expansion n’est pas une simple dynamique biologique. Elle est un appel. Et l’homme, à mi-chemin entre la mémoire et l’oubli, est devenu son plus puissant relais. Il projette un cri vers l’invisible, non par simple peur mais pour l’éclairer. Il tisse ainsi des voies entre le connu et l’inconnu, utilisant son esprit comme un ‘sonar cosmique’. Par lui, la vie s’explore elle-même, cartographie l’au-delà, cherche ses propres limites.

Dans les sociétés premières, l’invocation n’est pas un rituel vide. Dire, c’est faire venir. L’appel agit. Il convoque ancêtres, forces, esprits, animaux-totems. L’invocation est performative et s’inscrit souvent dans un mouvement collectif. Elle se danse, se chante, s’offre avec des gestes tournés vers la nature. Ce n’est pas une croyance : c’est une technologie de l’esprit, une manière de se repérer dans l’invisible en reliant entre son et sens ce qui échappe à la vie.

Puis, les civilisations émergent et réorientent cette technologie. La polyphonie primitive des invocations se resserre en un chœur centralisé autour de figures divines majeures. Avec le monothéisme, Dieu devient le Grand Chef d'orchestre du cosmos, l’unique compositeur dont la partition aspire et dirige toutes les mélodies. Il ne reçoit plus seulement les incantations : il les trie, les codifie, les filtre, les redistribue. Les liens directs avec les esprits, la terre, les morts, s’estompent. Les louanges remplacent les actions. Le pouvoir d’appeler se mue en devoir d’adorer. L’homme cesse d’agir. Il prie. Il attend. Il obéit.

Mais l’instinct vital gronde contre tout ce qui étouffe la logique d’élévation, y compris envers le Tout-puissant. À force d’invoquer Dieu, l’homme s’est perdu dans son écho. Il ne sait plus s’il parle où s’il répète. Dieu finit par saturer le sonar de l’esprit humain. Car tout excès de sacré brouille le sens. L’homme ne veut plus seulement écouter, être protégé et soumis, il veut comprendre, retrouver son rôle de compositeur.

À partir de la Renaissance, des figures réajustent la partition de Dieu. Ils invoquent pour ce faire une nouvelle mesure : la raison. Newton libère les cieux, Darwin bouleverse la Genèse, Bach sublime la musique des églises, Marx arrache l’opium du peuple et Nietzsche enfin, dans un cri de révolte, déclare Dieu mort. Mais il se trompait : Dieu n’est pas mort. Il n’a pas fini de naître. Les grands penseurs sont souvent les sages-femmes ironiques de la divinité qu’ils prétendent enterrer.

L’essor de la globalisation va dérégler la tonalité du réseau, étouffant les incantations sous le bruit de fond technologique. La mélodie sacrée se dilue dans une cacophonie numérisée. Le règne du divin est peu à peu dissout dans une société de plus en plus individualiste qui admire les virtuoses. L’individu tout puissant invoque alors, non plus des forces extérieures, ni le passé, mais une version corrigée et augmentée de lui-même : le Deuxième Homme. Celui-ci n’hérite d’aucun mythe. Il les brûle. Il est un Icare aux ailes d’acier, un Sisyphe qui terrasse la montagne, un Prométhée qui met le feu à l’Olympe.

Ceux qui accuseront alors le Deuxième Homme de vouloir tuer les religions se tromperont. Le Deuxième Homme n’est pas celui qui jette le flambeau du sacré, il est le flambeau lui-même. Car, ce n’est pas l’homme qui invoque Dieu. C’est Dieu qui nous supplie d’exister. Le sacré a toujours été cette force cachée, ce potentiel latent, appelant à être réalisé à travers nous.

Au cours de l’Histoire, l’invocation a pris mille formes : tambours, prières, formules, lois. Mais son essence demeure : projeter du sens face à l’inconnu, tisser un réseau en vue d’une exploration.

L’univers ne répond pas aux prières. Il répond aux forces qui résonnent avec ses lois. La science, elle, n’espère rien. Elle invoque autrement, elle interroge, mesure, construit. Et l’invocation ultime de l’humanité n’a plus qu’un seul nom : le progrès. En oubliant les tambours primitifs, l’homme accélère le tempo, assourdi par le martèlement de sa propre marche.

Il y a dans l’invocation le courage d’appeler à surmonter la peur, en même temps que l’horreur d’une marche aveugle vers le précipice.

Aucune civilisation n’a inventé le progrès par la seule force de la religion. Mais toutes ont enraciné leur élan dans un réseau de sens, dans un entrelacs de rites, de récits, de rythmes où l’homme navigue entre le monde visible et l’au-delà. Le progrès n’est pas une route droite. C’est une toile tendue entre la foi et la méthode, entre les anciens dieux et les data centers, entre la mémoire humaine si fragile et les lignes de code qui empêchent l’oubli.

La véritable invocation n’est pas seulement un cri lancé vers l’horizon d’un progrès infini. Invoquer, c’est d’abord se souvenir de l’oubli. C’est faire silence, tendre l’oreille vers ce qui n’a pas été transmis. C’est refuser la surdité du présent.

Souvenez-vous toujours de la plus ancienne et de la plus belle forme d’invocation humaine : la musique. Pas celle des hymnes. Pas celle des cérémonies. Souvenez-vous de la musique qui jaillit quand on n’a plus rien, qu’on a tout perdu, celle qui porte l'âme par-dessus le chaos, cet élan qui précède la note.

Nous sommes un orchestre sans chef, des êtres dissonants, tâtonnants, mais encore capables d’écoute, où chacun, à sa manière, cherche la note juste. Et peut-être est-ce là, notre humanité : invoquer, encore et encore, dans le vacarme ou le silence, une mélodie parfaite que nous ne jouerons jamais, mais dont la poursuite seule nous empêche de tomber dans l’abîme.