Chapitre 6 : Rêve (Psychologie)
L’ironie tragique de l’Antiquité est d’avoir manqué sa plus grande prophétie : un avenir qui ne rêve plus.
Il fut un temps en effet où le rêve recelait une portée sacrée, prophétique, prémonitoire. Il était une brèche dans le voile du temps, un message venu d’ailleurs qui révélait le destin, la volonté divine, ou l’ordre caché du monde. Il ne disait pas « qui je suis », mais « ce qui va arriver ». Il était, dans son essence même, de l’ordre du « divinatoire » (du latin divinare : prédire, deviner, mais aussi être inspiré par Dieu).
Avec la sécularisation et la montée de l’individualisme, le XX siècle systématise en méthode un renversement radical : l’introspection. On se mit à sonder l’esprit avec la rigueur d’un archiviste, à cataloguer ses expressions, à ausculter ses blessures et ses refoulements. Freud nomma les pulsions, Jung cartographia les archétypes, Lacan traqua les signifiants. Tous polirent le miroir dans lequel l’homme se regardait souffrir. Mais personne ne s’est demandé : que masque le miroir ? Qu’y a-t-il dans le dos de l’analyste qui le tient ?
À travers l’exploration de l’inconscient, Freud a donné un nom à nos douleurs. Mais son miroir les a capturées dans les frontières du sujet. Il a remonté la source des névroses pour les désamorcer, sans toujours voir qu’elles désignaient aussi un horizon encore inexploré : celui de notre avenir, de notre potentiel non réalisé. En voulant libérer l’homme de ses illusions mystiques, la psychanalyse des origines a parfois négligé une intuition plus vaste, cruelle et organique : l’esprit humain est au cosmos ce que l’aile est au ciel. Il est fait pour s’y projeter, s’y déployer, mais se voit condamné par sa chair à rester au sol.
L’inconscient n’est pas qu’un puits personnel. C’est aussi un lit souterrain où coule une rivière vitale qui aspire à rejoindre l’océan.
Freud avait raison : nous sommes hantés. Mais pas seulement par les spectres de l’enfance. Nous refoulons surtout l’effrayante promesse qui nous traverse : nous sommes, à notre insu, les parents d’un Dieu en gestation. Nous souffrons d’un complexe fondamental, plus ancien qu’œdipien : celui de Cronos. Averti que l’un de ses enfants le détrônera, le Titan les dévore à la naissance. Il ne refuse pas la paternité ; il refuse l’altérité radicale que porte sa propre progéniture. Il refuse que le temps advienne. Son acte est la pure expression de la panique de l’origine face à l’avenir. Il préfère stériliser l’existence, emprisonner l’avenir dans les limbes de son propre ventre, plutôt que de consentir à être dépassé.
Ainsi, le refoulement originel est cronien avant d’être œdipien. Œdipe pleure un passé qu’il ne peut changer. Cronos vomit un avenir qu’il ne peut digérer. Ce n’est pas tant le fils qui refoule son désir pour la mère, que le Père — la Loi, le Dogme, la Structure — qui refoule son enfant divin : son propre Zeus.
Freud, en érigeant le complexe d’Œdipe en loi universelle, a peut-être inconsciemment pris le parti de Cronos. Il a diagnostiqué chez le fils le désir de tuer le père, sans toujours considérer qu’il pouvait s’agir d’une réaction de légitime défense — une réponse à la pulsion cronienne du père qui, le premier, cherche à l’annihiler. Le désir de l’enfant pour la mère pourrait alors s’interpréter comme un retour à la fécondité primordiale, face à une paternité stérilisante ; n’est-ce pas auprès de Gaïa et de Rhea que Zeus trouve le moyen de vaincre son père ?
La psychanalyse, en se focalisant sur le passé de l’individu, a ainsi laissé dans l’ombre la guerre des dieux qui se joue en lui pour le contrôle de son avenir : la lutte entre la pulsion cronienne de conservation — qui veut tout figer, tout contrôler, quitte à tout dévorer — et la pulsion zeusienne de libération — qui veut naître, renverser, et instaurer un nouvel ordre.
D’un côté, la libido : bien plus qu’un réservoir de pulsions, elle est l’énergie vitale qui irrigue la gestation de Dieu, une force en travail dans chacun de nous. De l’autre, le dogme de l’Éternel : l’interdit de concevoir Dieu. Freud, en tuant le mythe de Dieu comme Père, a involontairement tué la possibilité du Fils. Sa révolution psychanalytique, en œuvrant à libérer l’esprit humain des illusions, a perpétué l’interdit biblique sous une forme plus rationnelle, plus invisible, plus redoutable encore. Il a remplacé le tabou religieux (« Tu ne créeras pas Dieu ») par un tabou clinique (« Tu ne feras même pas un tel rêve, sans risquer l’asile »). Le déni de grossesse qui en résulte éclaire notre époque : une humanité tiraillée entre un rationalisme désenchanteur et un fanatisme régressif, refoulant avec une égale fureur l’enfantement qui s’agite en elle. La naissance de Dieu ne s’annonce pas par des prophéties ni par des algorithmes ; elle surgira dans la sidération, sans préparation, dans le chaos d’un refoulement arrivé à son terme.
Pourquoi Dieu est-il en gestation dans les profondeurs de l’inconscient plutôt que sous les lumières de la raison ? Parce qu’il n’est pas une création délibérée de l’esprit humain, mais le flux créateur qui le traverse, cette pulsion vitale qui pousse l’humanité à donner sens au cosmos. Tous nos actes, de foi ou de raison, participent à une gestation lente, étalée sur des millénaires d’existence humaine. Alors que les individus rêvent d’un être éternel et immuable, la vie opère suivant sa méthode et son rythme : elle se laisse façonner, transformer, couche après couche pour que s’exprime le cycle des mutations. Chaque croyance, chaque prophétie, chaque culte n’est qu’un reflet figé, souvent réconfortant, d’une vérité plus nue, plus âpre, presque insoutenable pour la conscience humaine : Dieu est l’inconscient de la vie et nous en sommes les symptômes éveillés.
Le véritable mystère, ce n’est pas Dieu, mais cette force vitale qui traverse nos esprits pour en faire une caisse de résonance sondant le cosmos.
Toute névrose pourrait être interprétée comme une tension sur le point de rompre : un individu déchiré entre la peur cronienne d’être dépassé par son propre potentiel, et l’appel zeusien à accomplir sa propre métamorphose. Se croire uniquement Œdipe, c’est peut-être se méprendre sur la nature du conflit : le premier drame serait d’incarner Cronos sans le savoir — de refouler en soi-même le Zeus qui cherche à naître ; le second drame, tout aussi redoutable, serait de libérer un Zeus aussi brutal que son père : une force impulsive et surpuissante, qui voudrait anéantir le passé.
Un enfant battu devient violent. La psychanalyse classique y décèle la répétition d’un trauma, et les neurosciences en étudient les cicatrices cérébrales. La perspective cosmique, sans invalider ces approches, y discerne également une tentative désespérée d’exister — frapper pour s’imposer au monde, fût-ce en reproduisant la violence subie. Cette lecture ne se substitue pas aux modèles cliniques, mais la complète d’une dimension philosophique. Elle propose de voir dans certains troubles non seulement la pathologie d’un individu, mais aussi la déformation d’une impulsion vitale universelle : ainsi, le TOC obsessionnel pourrait exprimer, sur un mode dysfonctionnel, cette quête d’ordre absolu qui anime aussi bien le scientifique que le mystique. La paranoïa, cette sensibilité exacerbée aux connexions invisibles. La dépression, l’effondrement devant la disproportion entre notre finitude et l’immensité du possible. Il ne s’agit pas de romantiser la souffrance, mais de reconnaître que nos psychopathologies modernes peuvent aussi être lues comme les symptômes d’une humanité en lutte avec sa propre dimension cosmique — une dimension que les religions canalisaient jadis dans des rites structurants, et que notre époque laisse émerger sans cadre ni langage pour l’apprivoiser.
La psyché de l’individu n’est pas déterminée par un courant cosmique, mais elle n’est pas non plus cloîtrée dans les sources de son enfance. Nous oscillons entre ces deux horizons : celui de notre histoire intime et celui de notre contribution à la naissance de Dieu. Un enfant battu ne devient pas toujours violent ; parfois, il se noie, silencieusement. Mais lorsqu’il trouve la force de lutter, ses coups désordonnés peuvent, par endroits, modifier le cours du fleuve, et tracer pour d’autres un passage inattendu.
Toute névrose, aussi douloureuse soit-elle, est un acte en devenir. La souffrance qu’elle génère n’est pas seulement pathologique ; elle est aussi le signe d’une vie qui cherche à se réorienter, parfois au risque de s’éteindre. Nous ne sommes pas toujours malades, nous sommes des symptômes en quête de sens. Chaque névrose, chaque folie, chaque éclat de génie est aussi une fêlure dans l’édifice du moi, un possible échappatoire pour le renouveau.
Sigmund Freud, dont le père Jacob rêvait qu’il revienne à la Torah, devint l’interprète des mythes grecs. Ce fut un rendez-vous manqué, et peut-être l’une des tragédies les plus profondes de la modernité : Freud, en privilégiant Œdipe (le passé révélé dans le rêve) sur Joseph (l’avenir pressenti dans le rêve), a verrouillé notre rapport au temps et au sacré.
Nous voici orphelins de Joseph comme de Freud, livrés aux vaches maigres de l’Anthropocène. Les signes n'importent plus. Les famines, les sécheresses, les pandémies sont devenus une série de données à traiter par des analystes pour qui la symbolique et le sacré ne sont ni modélisables ni exploitables. Voici donc le résultat : une réalité qui nous brûle les yeux nous fait moins réagir qu’un présage d’incendie autrefois.
Ainsi émerge le Deuxième Homme : cet être qui ne se laisse plus traverser par rien qui le dépasse, qui cherche à maîtriser jusqu'aux forces de son propre psychisme, et finit par se croire seul au monde — cherchant en lui-même une divinité qu'il ne trouve plus nulle part ailleurs. Il est Zeus devenu Cronos.
Il faut imaginer Freud, au crépuscule de sa carrière, griffonnant ces mots sur la Torah de son père : « J’ai fui un fantôme toute ma vie. C’était Dieu qui fuyait en moi ». Le miroir nous révèle alors cette vérité longtemps masquée : nous n’avons jamais rêvé de Dieu. C’est la vie qui rêve à travers nous. Et ce rêve, depuis l’origine, ne dit qu’une chose : la vie cherche une sortie.
‘À votre tour’
Entre l’Homme et le Deuxième Homme, entre celui qui meurt dans le rêve d’un Dieu à venir et celui qui affronte éveillé le vide de son absence, quand le rêve cesse de nous traverser : ainsi meurent les prophéties.