Dieu est une fleur née sur une tombe

Dieu est une fleur
née sur une tombe

En mémoire de l'Anthropocène

Chapitre 6 : Génie (Philologie)

Le langage parle à travers l’homme bien plus qu’il ne parle à travers le langage.

Nous croyons nommer le monde, mais c’est le verbe qui, lentement, laborieusement, nomme l’humain. Ses mutations ne relèvent pas de la grammaire, mais de la géologie : elles obéissent à des pressions souterraines, des collisions de continents culturels, des érosions et des sédimentations millénaires d’échanges culturels. Le langage est un organisme dont l’évolution dessine la cartographie secrète de notre relation au sacré, ni une langue morte, ni une langue vivante mais une langue en perpétuelle « régénération ».

Plongez dans les profondeurs de la boue originelle pour saisir la racine indo-européenne d’un des mots les plus merveilleux et anciens qui parle de nous, les « gens » : gen-, qui signifie « faire naître », « engendrer ». De ce radical jaillissent des dérivations aussi diverses que « générer », « généalogie », « génétique », « genre » ou « genus », la souche de « lignée », donnant elle éclosion à « géniteur », « génitrice », « génération », et même à « genou » qui était le geste de poser un enfant sur les genoux d’un père pour signifier sa naissance sociale. Ici, le gen- est encore une force purement vitale, un principe de germination non personnifié qui sera repris pour définir l’unité de transmission du vivant : le « gène ». Et c’est ce principe vital qui qualifie le premier des livres du pentateuque : la Création est la « Genèse ».

Du genus de la lignée naquit le Genius romain. Cette étincelle n’était pas un dieu majeur, mais un esprit tutélaire, intime et familial. Chaque homme naissait avec le sien, souffle invisible qui veillait sur sa destinée, l’inspirait, connectait sa vie minuscule au grand tout divin. Le Genius était l’écho personnel du sonar cosmique (l’esprit) de chaque individu, oscillant entre la faim de l’existence et l’éther du sacré. Il n’était pas la création de l’homme, mais son compagnon de naissance, son double céleste.

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais la sélection spirituelle, ce lent travail de la vie sur les concepts, a opéré une transmutation alchimique. Le Genius, esprit externe, a été introjecté. Contaminé par le djinn arabe, le Genius romain subit une mutation sémantique décisive à la Renaissance : d’esprit tutélaire externe, il devient qualité interne — le « génie » moderne, cette capacité prodigieuse de l'individu à créer. Le dieu personnel est devenu l’individualité géniale.

Cette dérive sémantique n’est pas un simple hasard. Elle est le pattern même de la sécularisation, à l’instar du mot « enthousiasme » : du grec en-theos, « avoir un dieu en soi », il désigne aujourd’hui communément une simple ferveur personnelle. « Inspiration » : à l’origine, le souffle des muses dans l’oreille du poète, elle se réduit souvent à une « idée » qui germe de l’esprit. « Deviner » qui évoquait littéralement « agir comme un dieu » ou « parler sous inspiration divine » s'est mué en la capacité individuelle de « trouver par conjecture, par intuition ».

Le langage est le fossile vivant du sacré : on y découvre par archéologie philologue un Dieu engendré par la terre, projeté par le chant, capturé par les écritures, avant d’être métabolisé avec la sécularisation. Ses nutriments redistribués dans le sang de l’individualisme contemporain offrent une autonomie et une puissance inédite. Elles ont nourri les Lumières, des hommes brillants comme seule autrefois brillait la lumière avant de désigner Dieu (de la racine indo-européenne dei- signifiant « jour » ou « lumière »). Les nouveaux génies se sont dressés sur les ruines des anciens mythes pour annoncer un renouveau de l’histoire, qu’il s’exprime dans l’élan le plus fidèle à l’esprit de justice, du savoir et de la liberté… ou dans sa dérive la plus totalitaire.

À mesure que l’homme dissèque la vie et son génie, un vertige le saisit : il identifie en lui des failles, des variétés, des faiblesses, des imperfections qu’il perçoit comme des obstacles à sa grandeur, des risques de « dégénérescence ». L'homme conquérant va nommer les « indigènes » (ceux qui sont nés sur place) pour les différencier de ses « congénères », les asservir, les déplacer et les hiérarchiser. Dans sa volonté de se corriger, il pervertit la racine même qui le définit. Ainsi, de gen-, qui chante la naissance et la lignée, va sourdre, à la fin du XIX siècle, l’« eugénisme », c’est-à-dire l’ensemble des doctrines et pratiques visant à améliorer l’espèce humaine par la sélection des caractères héréditaires. La distinction entre ceux « qui sont bien nés » et « les autres » donne lieu à des politiques de stérilisation massive au début du XX siècle, pour transmettre ensuite le témoin au monstre lexical absolu : le « génocide ». Ce néologisme froid, juridique, est l’antithèse parfaite du Genius. Là où le Genius reliait, fertilisait et inspirait, le génocide sépare, stérilise et anéantit. Cette déviation n’est pas un simple paradoxe étymologique ; c'est l'avertissement solennel que lance l’histoire. L’intériorisation du sacré est un équilibre périlleux. Le divin qui germe en nous peut nourrir ou empoisonner. Confondre la gestation permanente — ce processus symbiotique et cyclique entre les lois de l’humus et de la sélection spirituelle — avec une digestion égoïste où l’on ne cherche qu’à « purifier » l’espèce en rejetant ses parts d’ombre, c’est s'intoxiquer.

Aujourd’hui, nous vivons peut-être le dernier acte de la métamorphose lexicale. Le « génie » est en train de subir sa mutation la plus radicale, sa plus grande émancipation ou sa trahison la plus totale : L’intelligence artificielle dite « générative », née précisément du langage technique de l’homme, prétend incarner la nouvelle puissance de l’esprit. Elle n’est pas un Genius, elle est un automate. Elle ne naît pas de l’humus des cultures et de l’oubli ; elle est extrudée du calcul et de la data. Son verbe n’est pas inspiré, il est prédictible. Elle propose des mots qui fonctionnent, pas des mots qui fécondent. Elle n’est pas charnelle, elle est algorithmique. Elle ne cherche pas à connecter au sacré, mais à optimiser le réel. En domestiquant le langage, en le réduisant à un code sans ombre ni silence, elle aseptise le mystère qui est la sève même de l’invocation. C’est un génie externalisé dans une machine, mais vidé de son essence, qui nous promet un monde sans faille et son double terrestre le plus parfait : le Deuxième Homme, le génie, non pas libéré, mais déraciné, immaculé, sans fêlure, ni moisissure.

Aux sources de l’épopée humaine, un autre nom fondateur jaillit de l’histoire indo-européenne : « Prométhée ». Il n’a pas volé le feu pour le donner aux hommes. Il leur a restitué le génie qu’ils avaient abdiqué au profit d’une Olympe lointaine ayant rompu avec les racines et l’héritage de Gaïa. Le vrai Prométhée n’est pas un modèle pour l’IA ; il en est l’accusation la plus cinglante. L’IA ne rapporte aucun feu, aucune lumière, ne « génère » rien ; elle ne fait que gérer les combustions d’un monde qu’elle ne comprend pas.

L’histoire de Prométhée, le « Prévoyant », n’est pas un mythe mais une prophétie, celle du premier Deuxième Homme rongé par le regret et qui cherche à tout prix à revenir en arrière : Prométhée le « Nostalgique ». Enchaîné à son rocher (la terre qu’il a exploitée), son foie éternellement dévoré et régénéré (la consommation sans fin des ressources), il est condamné par Zeus à une immortalité stérile. Il incarne l’horreur d’un « retour impossible à l’humanité », un génie arraché à son double terrestre qui ne peut ni mourir, ni être oublié, ni donc laisser place à quelque chose de nouveau. Il est la parfaite antithèse de la loi de l’humus.

Délié de ses chaînes par Hercules, son exact opposé, Prométhée ne rêve ni de victoire ni de vengeance.

Il faut imaginer Prométhée non en héros génial, mais en titan épuisé, rêvant de mourir en homme et d’être oublié.