Dieu est une fleur née sur une tombe

Dieu est une fleur
née sur une tombe

En mémoire de l'Anthropocène

Chapitre 8 : Civilisation

(Collapsologie)

Les civilisations sont des artères saignant vers les étoiles. Leur lit est creusé par deux forces sœurs : la sélection naturelle qui sculpte les royaumes dans la glaise des nécessités et la sélection spirituelle qui ensemence le divin dans le fumier des rêves. Le moteur de l’Histoire, c’est la lutte des forces qui propulsent la vie.

Rome saisit cette dialectique : elle forgea des légions pour écrire ses mythes, changeant le sang en encre sacrée. L’islam inversa l’alchimie : il transforma la révélation du Coran en lame conquérante, métamorphosant l’encre en sang. Leur leçon tonne à travers les âges : Le glaive sans autel rouille, L’autel sans glaive tombe en poussière. Nul empire ne dure s’il ne lie la terre au ciel, sans l'étreinte d’un même sang : à la longue gestation de Dieu, c’est-à-dire, offrir un récit sacré qui justifie et transcende sa puissance terrestre.

Mais aucune force ne dure sans se régénérer : les rois meurent, les prêtres meurent… les dieux aussi doivent mourir pour que le divin advienne. Tout ce qui résiste au cycle vital est balayé par lui : Les pharaons scellèrent leurs dieux dans l’or des sarcophages — ils n'emprisonnèrent que des fantômes, transformant l’Égypte en cadavre doré. Rome bureaucratisa Jupiter, et le christianisme germa dans ses entrailles comme un champignon. Byzance s’agenouilla devant ses propres cendres, oubliant d’alimenter le feu qui la consuma. Les Mayas engraissèrent leurs dieux de sang pur, ne voyant pas qu’ils intoxiquaient le ciel et sacrifiaient leur avenir.

Rien ne naît du formol des certitudes.

Ce n’est pas le cataclysme qui tue l’âme d’un peuple, c’est sa volonté de s’arracher à la loi de l’humus, du cycle, de l’oubli fertile. Empêcher le pourrissement, c’est en en réalité empêcher la spiritualité profonde d’irriguer la quête de sens d’une société. Nous sommes tentés de croire que les chutes sont maudites, que le chaos est l’ennemi, que la ruine constitue une honte. Pourtant, dans la danse silencieuse de l’histoire, rien ne croît sans décomposition, rien de sacré n’advient qui n’ait d'abord accepté de mourir et d’être oublié pour partie.

Nous vénérons l’éternité et les puissants, l’histoire n'est pas écrite par les vainqueurs, mais par des champignons, des bactéries, des vers, par le monde minuscule et invisible des collemboles, par tout ce qui décompose, digère, transforme. Ce sont eux les véritables scribes du temps. Comme le mycélium relie les organismes sous terre, la décomposition relie les civilisations à travers les âges.

Les civilisations meurent toujours par moitié, d’un corps gangrené (sélection naturelle paralysée) ou d’une âme corrompue (sélection spirituelle trahie). Leur salut ne surgit que dans l’acceptation conjointe de leur double nature périssable. Gengis Khan glorifia cette vérité : un empire sans chamanes est un corps sans âme, et un chamane sans cavalerie est une âme sans poing. Sa tombe, restée cachée quelque part dans l’immensité des steppes, est un testament muet : La vraie puissance est celle qui, ayant fait trembler le monde, consent à pourrir en silence.

Tout ce qui refuse de pourrir sous l’air du temps ne signe pas seulement la fin du cycle fertile ; il finit par pourrir de l’intérieur et engendre les pires maladies.

Nous avons troqué les pyramides contre des data centers, l’embaumement contre l’immortalité numérique. L’oubli, ce terreau sacré où germent les dieux, est stérilisé par la lumière crue de l’archivage perpétuel. Chaque geste, chaque souffle, chaque prière se momifie dans le formol algorithmique de nos mémoires artificielles. Le sacré, jadis fleur sauvage éclose de l’humus de l’oubli, devient produit calibré, optimisé par les IA, prédictible pour l’homme augmenté qui se rêve démiurge.

Cette volonté de contrôle absolu, qui transforme le sacré en algorithme, culmine dans notre mainmise sur le vivant lui-même. Nous voilà devenus les principaux acteurs du changement climatique, architectes d’un âge où toute sélection est court-circuitée par la technoscience et l’adoration du progrès. L’Anthropocène n’est pas seulement une contraction des sélections naturelle et spirituelle : il est le ventre trouble et douloureux d’un avenir divin qui peine à naître.

Le Deuxième Homme entend apaiser nos douleurs, nous purifier de l’intérieur face à la perte de sens dont il est le symptôme. Il veut contrôler définitivement la sélection naturelle et libérer les âmes de la sélection spirituelle. Il voit en nous au mieux un malade à soigner, au pire de la pourriture à éradiquer. Le Deuxième Homme est frappé des mêmes illusions qui font tomber les civilisations. Il se rêve fleur sans racine, ange délivré de la boue et des tombes. Quand il jettera toutes ses forces dans l’utopie immaculée, il comprendra trop tard qu’il n’était que la dernière contraction avant la naissance de Dieu... ou le spasme final d’une fausse-couche cosmique.